Le Code Héritage Ultime

Imaginez prendre en charge un immense projet logiciel. Il fonctionne depuis 13,8 milliards d’années, compte des trillions de parties connectées, et les programmeurs d’origine sont introuvables. Il n’y a ni documentation, ni fichier README, ni code commenté. C’est notre univers. Nous passons nos vies à tenter de comprendre son fonctionnement, prévoir ses actions et saisir ses complexités.
Et si un texte ancien, souvent réduit à un livre mystique de divination, était en réalité autre chose ? Et s’il s’agissait d’un document de conception système de haut niveau pour ce grand logiciel cosmique ? C’est ce qu’est le Yi Jing, ou « Livre des Changements ». Cet article soutient que nous, programmeurs et penseurs systèmes, pouvons décoder sa logique fondamentale en utilisant les principes de la Programmation Orientée Objet (POO). Nous pouvons repenser le Yi Jing non comme une magie, mais comme un modèle intelligent de la réalité.
Un Système de 0 et 1
À sa base, le Yi Jing repose sur une fondation binaire qu’on retrouve des millénaires avant l’informatique moderne. Le système utilise deux types principaux de lignes : une ligne pleine, Yang (⚊), et une ligne brisée, Yin (⚋). Pour nos besoins, la correspondance est directe et simple : Yang est 1 (actif, créatif, bit allumé) et Yin est 0 (réceptif, passif, bit éteint). C’est le code binaire fondamental du Yi Jing, un point de départ simple mais puissant pour un système complexe.
Notre Quête de Programmation
Notre objectif ici n’est pas la divination. C’est de la rétro-ingénierie. Nous allons entreprendre une quête pour cartographier les 64 hexagrammes du Yi Jing — ses structures symboliques principales — vers un système de « classes universelles » et « objets ». Ce faisant, nous visons à bâtir un nouveau cadre logique pour comprendre les schémas du changement, un guide pour programmeurs sur le modèle objet de l'existence.
La Logique Fondamentale
Avant de pouvoir associer le Yi Jing à la POO, il faut d’abord comprendre sa structure de base. La beauté du système réside dans sa capacité à s’étendre, construisant à partir d’un choix binaire simple un modèle descriptif complexe. C’est une leçon magistrale en expansion combinatoire.
'Bits' Fondamentaux
L’ensemble du système part de la dualité, le concept universel des opposés qui se définissent mutuellement.
-
Yang (⚊)représente la force active, créatrice et initiatrice. Dans notre modèle, c’est un1. -
Yin (⚋)représente la force réceptive, passive et nourricière. Dans notre modèle, c’est un0.
Ce sont les bits fondamentaux de la machine cosmique. Chaque état complexe décrit dans le Yi Jing est une combinaison de ces deux valeurs simples.
Construire les 'Octets'
À partir de ces bits unitaires, le système crée ses premières structures de données significatives : les trigrammes. Un trigramme est un empilement de trois lignes, soit une valeur sur 3 bits. Avec trois positions, chacune pouvant être Yin ou Yang, on obtient 2³, soit 8 combinaisons uniques. Ces huit trigrammes représentent les types fondamentaux de la nature et de la famille — les briques élémentaires de la réalité.
| Trigramme | Symbole | Binaire | Signification |
|---|---|---|---|
| Le Ciel (Qián) | ☰ | 111 | Créatif |
| Le Lac (Duì) | ☱ | 110 | Joyeux |
| Le Feu (Lí) | ☲ | 101 | Adhérent |
| Le Tonnerre (Zhèn) | ☳ | 100 | Excitant |
| Le Vent (Xùn) | ☴ | 011 | Doux |
| L’Eau (Kǎn) | ☵ | 010 | Abîme |
| La Montagne (Gèn) | ☶ | 001 | Immobilité |
| La Terre (Kūn) | ☷ | 000 | Réceptive |
Le 'Registre' Complet
Pour créer un système plus détaillé et descriptif, le Yi Jing combine deux de ces trigrammes à 3 bits, l’un au-dessus de l’autre. Cela crée une figure à six lignes appelée hexagramme. C’est un système à 6 bits, et comme tout programmeur le sait, 6 bits donnent 2⁶, soit 64 combinaisons uniques. Ces 64 hexagrammes forment le cœur du Yi Jing, représentant un ensemble complet de situations typiques, processus et états du changement.
Ce n’est pas une application moderne rétrospective du binaire à un texte ancien. La connexion est historique et profonde. En 1703, le grand mathématicien et philosophe Gottfried Wilhelm Leibniz, père de l’arithmétique binaire moderne, publia son article "Explication de l’arithmétique binaire." Il avait échangé des lettres avec le jésuite français Joachim Bouvet en Chine, qui lui avait envoyé l’agencement des 64 hexagrammes. Leibniz fut émerveillé de voir un système binaire complet et ordonné déjà établi. Ce code binaire ancien du Yi Jing confirma directement son propre travail, prouvant que les principes du calcul sont tissés dans des schémas bien plus anciens que les machines que nous construisons.
La Grande Comparaison
Avec la fondation binaire établie, nous pouvons désormais appliquer notre comparaison centrale : l’univers comme système orienté objet. En POO, on modélise le monde en définissant des classes (modèles pour les choses), qui sont ensuite utilisées pour créer des objets (instances réelles de ces choses). Ces objets possèdent des propriétés (données) et des méthodes (comportements). Cette approche offre une lentille puissante pour examiner le Yi Jing.
Le Tao comme Espace de Noms
En programmation, un namespace est un conteneur qui regroupe du code lié et évite les conflits de noms. Pensez au Tao (ou Wuji, l’état du potentiel non manifesté) comme l’espace de noms ultime, de plus haut niveau. C’est la classe abstraite et statique d’où toute réalité provient. Il contient le potentiel pour chaque classe et objet mais n’est pas lui-même un objet pouvant être créé. C’est la bibliothèque System du cosmos, le contexte silencieux dans lequel tout s’exécute.
Les Hexagrammes comme Classes
Nous arrivons ici au cœur de notre perspective unique. Les 64 hexagrammes ne sont pas de simples symboles statiques pour 64 situations. Ce sont des définitions de classes. Chaque hexagramme est un modèle pour un type spécifique de processus typique ou d’énergie situationnelle. Il définit les propriétés et comportements potentiels associés à ce type.
Par exemple, l’Hexagramme 1, ☰☰ (Qián), est la classe Créative. Sa définition décrit les propriétés d’une force pure, non diluée, expansive et initiale. C’est la classe des débuts, des percées et du leadership. En revanche, l’Hexagramme 48, ☵☴ (Jǐng), « Le Puits », peut être vu comme la classe Infrastructure. Il définit une ressource stable, immuable et nourricière pour la communauté. Ses propriétés concernent la profondeur, la fiabilité et la maintenance.
Une Situation comme Objet
Si un hexagramme est une classe, alors toute situation réelle est un objet — une instance spécifique d’une de ces classes. Un défi rencontré, un projet que l’on gère ou une relation que l’on traverse est un objet créé à partir d’un des 64 modèles universels.
Lorsque vous lancez une start-up, vous pourriez créer un objet de la classe Créative:
my_startup_launch = new Creative();
Si votre équipe traverse une période difficile de malentendus et de moral bas, la situation pourrait être une instance de la classe Abîme (Hexagramme 29, ☵☵):
current_team_dynamic = new Abysmal(Water);

Nous avons vécu cela lors du débogage d’un problème critique en production. Le système était un maillage complexe de microservices, et un bug est apparu des interactions imprévisibles entre eux. La situation semblait chaotique et insoluble. En la regardant sous cet angle, elle est devenue une instance de l’Hexagramme 45, ☱☷ (Cuì), « Rassembler». Cela a changé notre perspective. Ce n’était pas juste du chaos ; c’était un assemblage complexe d’éléments. L’aborder comme un objet de la classe Rassemblement nous a poussés à cesser de le traiter comme un désordre aléatoire et à chercher le « roi » ou composant central autour duquel les autres s’assemblaient. Cela nous a conduits directement à une condition de compétition cachée, qui était la vraie source du problème.
Analyser la classe 'Hexagramme'
Pour renforcer notre comparaison POO, nous devons montrer que les composants internes d’un hexagramme correspondent clairement aux composants d’une classe. La structure d’un hexagramme n’est pas aléatoire ; c’est une structure de données magnifiquement conçue.
Propriétés comme Attributs
Une classe possède des attributs ou propriétés qui définissent son état. Les six lignes d’un hexagramme sont ses propriétés. Ce sont, en substance, un ensemble de six attributs booléens qui définissent l’état spécifique de l’objet créé.
Nous pouvons modéliser les propriétés d’une classe Hexagram ainsi :
class Hexagram {
line_1: boolean; // 0 pour Yin, 1 pour Yang
line_2: boolean;
line_3: boolean;
line_4: boolean;
line_5: boolean;
line_6: boolean;
}
La combinaison spécifique de ces six valeurs true/false (ou 1/0) détermine à quelle des 64 classes l’objet appartient. Par exemple, un objet avec les propriétés [1, 1, 1, 1, 1, 1] est une instance de la classe Creative. Un objet avec [0, 0, 0, 0, 0, 0] est une instance de la classe Receptive.
Méthodes comme lignes changeantes
C’est sans doute la partie la plus puissante de la comparaison. Le Yi Jing n’est pas un système statique ; son nom signifie « Livre des Changements ». Ce mouvement est codé à travers le concept de « lignes changeantes ». Lorsqu’un hexagramme est généré, une ou plusieurs lignes peuvent être marquées comme « changeantes », ce qui signifie qu’elles sont en tension et sur le point de basculer vers leur opposé.
Dans notre modèle orienté objet, une ligne changeante est une méthode. C’est une fonction qui transforme l’état de l’objet. Quand vous avez une situation (un objet) avec une ligne changeante, vous recevez essentiellement un appel de méthode : hexagram_instance.transform(line_position).
L’exécution de cette méthode entraîne un changement d’état : la valeur booléenne de la ligne est inversée. Cela modifie l’ensemble des six propriétés de l’objet, ce qui signifie que l’objet est « re-catégorisé » de sa classe d’origine vers une nouvelle. L’hexagramme original représente la situation présente, et l’hexagramme vers lequel il se transforme représente le potentiel futur ou la direction du changement. Cela modélise élégamment la nature processuelle de la réalité.
Héritage et Composition
Une bonne conception logicielle privilégie la composition à l’héritage. Les objets complexes doivent être construits à partir de composants plus simples et réutilisables. La structure du Yi Jing suit exactement ce principe. Une classe Hexagram n’est pas une seule entité ; elle est composée de deux objets Trigram.
class Hexagram {
lower_trigram: Trigram;
upper_trigram: Trigram;
}
Les 64 classes complexes sont construites à partir d’une palette de 8 composants plus simples et réutilisables. La signification d’un hexagramme provient de l’interaction entre ses deux trigrammes constitutifs — les aspects intérieur et extérieur, les réalités inférieure et supérieure. C’est le même principe que nous utilisons pour construire des interfaces complexes à partir de composants web simples et réutilisables, ou pour concevoir des applications sophistiquées à partir de bibliothèques modulaires.
Écrivons un peu de « code cosmique »
Pour concrétiser toute cette comparaison, esquissons une implémentation de preuve de concept. Cela fait passer notre discussion de la théorie pure à un modèle tangible que tout programmeur peut comprendre et même étendre. Le pseudo-code suivant est écrit dans un style proche du Python pour plus de clarté.
Définition de la classe
Tout d’abord, nous définissons notre classe de base Hexagram. Elle contiendra les lignes, cherchera son propre nom (dans un dictionnaire prédéfini, non montré), et saura se transformer.
# Un exemple simplifié de style Python
HEXAGRAM_NAMES = { "111111": "Creative", "000000": "Receptive", ... }
class Hexagram:
def __init__(self, lines: list[int]):
# lines est une liste de 6 entiers, soit 0 ou 1
if len(lines) != 6 or not all(line in [0, 1] for line in lines):
raise ValueError("Un hexagramme doit comporter 6 lignes composées de 0 et 1.")
self.lines = lines
# Recherche du nom via la chaîne binaire
binary_string = "".join(map(str, reversed(self.lines))) # Les lignes du Yi Jing se lisent de bas en haut
self.name = HEXAGRAM_NAMES.get(binary_string, "Inconnu")
def __str__(self):
# Méthode pour afficher la représentation visuelle
visual_lines = ["⚊" if line == 1 else "⚋" for line in reversed(self.lines)]
return f"{self.name}\n" + "\n".join(visual_lines)
'Lancers de pièces'
Ensuite, nous avons besoin d’un moyen de créer un objet qui représente notre situation actuelle. Cela est similaire aux méthodes traditionnelles de lancer des pièces ou des baguettes de millepertuis pour générer les six traits.
import random
def generate_lines():
# Une simulation simple pour générer 6 traits et des changements potentiels
lines = [random.randint(0, 1) for _ in range(6)]
# Pour simplifier, nous considérerons qu'il y a un trait changeant dans cet exemple
changing_positions = [random.randint(1, 6)] if random.random() > 0.5 else []
return lines, changing_positions
# Voyons quelle est notre situation actuelle
current_lines, changes = generate_lines()
my_current_situation = Hexagram(current_lines)
Observation du changement
Enfin, nous pouvons observer le processus de transformation en appelant notre méthode transform sur l’objet que nous avons créé.
print("Situation actuelle :")
print(my_current_situation)
if changes:
future_potential = my_current_situation.transform(changes)
print(f"\nTraits changeants en positions : {changes}")
print("Transition vers...")
print("\nPotentiel futur :")
print(future_potential)
else:
print("\nLa situation est stable.")
Ce code simple donne vie à tout le système. Nous avons défini notre classe, créé un objet représentant le présent, et appelé une méthode pour révéler l’état suivant de l’objet.
Conclusion : des schémas intemporels
Voir le code binaire du I Ching à travers le prisme de la programmation orientée objet est plus qu’une simple comparaison ingénieuse. C’est un modèle fonctionnel pour comprendre un système dynamique complexe conçu pour cartographier la nature même du changement.
Un modèle, pas de la magie
Il faut être clair : il s’agit d’un modèle mental, pas d’une affirmation littérale selon laquelle l’univers « fonctionne avec Python ». La valeur de ce modèle réside dans sa capacité à traduire un système ancien, apparemment mystérieux, dans le langage logique et structuré de la conception des systèmes que nous utilisons au quotidien. Il démystifie le I Ching et le révèle comme une œuvre profonde de design de l’information.
Le regard de l’architecte
En fin de compte, la quête du sage ancien et celle de l’architecte logiciel moderne est la même : percevoir les schémas sous-jacents d’un système complexe. Que nous concevions une base de données distribuée ou que nous traversions un changement de carrière, comprendre la structure sous-jacente est la clé pour travailler avec le système, et non contre lui. Le I Ching est un témoignage intemporel de cet effort humain commun, un rappel vieux de 3 000 ans que la recherche de schémas élégants et universels est inscrite dans notre conscience même.
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