Le Tao Te King
自见者不明,自是者不彰。
自伐者无功,自矜者不长。
其在道也,曰余食赘行。
物或恶之,故有道者不处。
Celui qui se dresse sur la pointe des pieds ne tient pas debout.
Celui qui fait de grandes enjambées ne marche pas.
Celui qui se met en vue n'est pas lumineux.
Celui qui se donne raison n'éclate pas.
Celui qui se vante n'a pas de mérite.
Celui qui se glorifie ne dure pas.
Du point de vue du Tao, ce sont des restes de nourriture et des tumeurs.
Les créatures les détestent ; c'est pourquoi l'homme du Tao ne s'y attarde pas.
L'effort excessif pour paraître plus grand que nature conduit inévitablement à une chute brutale et humiliante.
Lao Tseu utilise l'image physique de se tenir sur la pointe des pieds pour illustrer la fragilité de l'ego. Dans notre quête de reconnaissance, nous adoptons souvent des postures intenables, cherchant à projeter une image de supériorité qui manque de fondement réel. Cette tension constante pour maintenir une façade épuise l'esprit et déconnecte l'individu de sa véritable nature, un peu comme un acteur qui ne quitterait jamais son rôle. La philosophie existentialiste nous rappelle que l'authenticité précède l'essence ; se forcer à être ce que l'on n'est pas est une forme de mauvaise foi. La stabilité véritable ne vient pas de l'élévation forcée, mais de l'ancrage profond dans le sol, dans la réalité de ce que nous sommes.
Pensez à l'architecture haussmannienne qui tire sa grandeur de ses fondations solides, non d'ornements précaires. Ou à un politicien qui, à force de rhétorique enflammée sans substance, finit par perdre toute crédibilité lors d'un débat sérieux.
L'obsession de soi agit comme un voile opaque qui empêche la lumière de la sagesse de traverser l'esprit.
Le texte affirme que "celui qui se met en vue n'est pas lumineux" ; c'est un paradoxe essentiel du Tao. Lorsque nous cherchons désespérément à briller, nous créons une ombre sur notre propre perception et sur celle des autres. C'est l'antithèse de la démarche philosophique qui cherche la vérité par le doute et l'humilité intellectuelle plutôt que par l'affirmation dogmatique. L'ego bruyant étouffe la résonance subtile de l'être, transformant la vie en une performance vide de sens. La vraie lumière, celle qui éclaire les autres, émane d'une présence calme et désintéressée, non d'une mise en scène théâtrale de ses propres vertus.
Un chef cuisinier qui surcharge un plat d'ingrédients luxueux pour impressionner masque la saveur pure du produit. Un intellectuel qui monopolise la parole dans un salon finit par ne plus rien entendre, s'isolant dans sa propre tour d'ivoire.
Les comportements excessifs sont perçus par le Tao comme des déchets organiques, répugnants et inutiles à la vie.
Lao Tseu emploie une métaphore viscérale et gastronomique : "restes de nourriture et tumeurs". Dans une culture où l'équilibre des saveurs est sacré, cette image est particulièrement puissante ; elle évoque l'indigestion causée par l'excès et le manque de raffinement. L'orgueil n'est pas seulement une erreur morale, c'est une faute de goût, une laideur spirituelle qui repousse l'harmonie naturelle. Le Tao favorise l'élégance de la simplicité, le "moins" qui signifie "plus", rejetant le superflu qui encombre le mouvement naturel de la vie. Se purger de ces "restes" permet de retrouver une santé spirituelle et une fluidité d'action.
C'est la différence entre un vin complexe mais équilibré et un vin lourd qui sature le palais. C'est aussi l'écrivain qui, au lieu de laisser respirer son texte, l'alourdit d'adjectifs inutiles, rendant la lecture pénible et indigeste.
Le Problème : Dans une entreprise, un cadre ambitieux s'approprie constamment les idées de son équipe et monopolise les réunions pour se faire valoir auprès de la direction. Cette attitude de "se dresser sur la pointe des pieds" crée une atmosphère toxique, une fatigue collective et un désengagement silencieux de ses collaborateurs, qui voient clair dans son jeu de dupes.
La Solution Taoïste : La solution consiste à descendre de ce piédestal fragile pour s'ancrer dans le travail réel. Au lieu de chercher la lumière des projecteurs, le manager doit adopter une posture de "non-agir" (Wu Wei) en facilitant le succès des autres. En renonçant à la gloire immédiate et en cultivant l'humilité, il gagne une autorité naturelle et durable, semblable à celle d'un chef d'orchestre qui ne produit aucun son mais permet la symphonie.
Le Problème : Une personne se sent épuisée par la nécessité de maintenir une image parfaite sur les réseaux sociaux. Elle passe ses journées à mettre en scène une vie idéalisée, retouchant chaque photo, ce qui correspond à "faire de grandes enjambées" sans avancer réellement. Elle ressent un vide intérieur croissant et une déconnexion totale avec ses vrais amis et ses plaisirs simples.
La Solution Taoïste : Le Tao conseille de cesser de considérer sa vie comme une vitrine ou une performance. Il faut accepter d'être "sans mérite" aux yeux de l'algorithme pour retrouver sa propre substance. En partageant des moments imparfaits ou en s'abstenant de publier pour vivre l'instant présent (comme savourer un café en terrasse sans le photographier), elle cesse d'être un "reste de nourriture" pour redevenir une personne vivante et sincère.
Le Problème : Lors d'un dîner entre amis, un invité cherche absolument à avoir le dernier mot sur un sujet politique, interrompant tout le monde pour imposer sa vision. Il "se donne raison" avec arrogance, transformant une conversation agréable en un monologue stérile. Cette rigidité d'esprit crée une tension palpable et finit par isoler cet invité, car les autres convives se ferment à ses arguments.
La Solution Taoïste : L'approche taoïste invite à lâcher prise sur le besoin d'avoir raison. Plutôt que de défendre son ego intellectuel, il faut pratiquer l'écoute active et le silence fertile. En considérant ses propres opinions comme relatives et non absolues, on permet à la vérité d'émerger de l'échange collectif. C'est en s'effaçant que l'on permet à la conversation de s'épanouir, transformant le conflit en une danse harmonieuse d'idées.