Le Tao Te King
為天下谿,常德不離,復歸於嬰兒。
知其白,守其黑,為天下式。
為天下式,常德不忒,復歸於無極。
知其榮,守其辱,為天下谷。
為天下谷,常德乃足,復歸於樸。
樸散則為器,聖人用之,則為官長,故大制不割。
Connaître le masculin, mais s'en tenir au féminin, c'est être le ravin du monde.
Étant le ravin du monde, la vertu constante ne nous quitte pas, et l'on retourne à l'état de nourrisson.
Connaître le blanc, mais s'en tenir au noir, c'est être le modèle du monde.
Étant le modèle du monde, la vertu constante ne faillit pas, et l'on retourne au Sans-Limite.
Connaître la gloire, mais s'en tenir à l'humilité, c'est être la vallée du monde.
Étant la vallée du monde, la vertu constante suffit, et l'on retourne à l'état de bois brut.
Le bois brut, une fois taillé, devient des ustensiles.
Le Saint les utilise pour devenir le chef des fonctionnaires.
C'est pourquoi le grand tailleur ne coupe pas.
La véritable force ne réside pas dans l'affirmation brutale de soi, mais dans la capacité à contenir les contraires avec une souplesse infinie.
Dans une culture qui valorise souvent l'esprit cartésien et la clarté tranchante, Lao Tseu nous invite à une nuance essentielle : connaître sa force ("le masculin") est nécessaire, mais l'exhiber sans cesse épuise l'âme. Choisir la position du "féminin" ou du ravin, c'est choisir d'être celui qui accueille, qui écoute et qui rassemble, plutôt que celui qui impose. C'est une puissance paradoxale, semblable à l'eau qui, en restant basse, finit par éroder la pierre la plus dure, préservant ainsi l'énergie vitale (la Vertu) pour retrouver la spontanéité du nourrisson.
Pensez à un diplomate chevronné qui, au lieu de hausser le ton, laisse l'autre s'exprimer pour mieux trouver un terrain d'entente. Ou considérez l'art de l'aïkido, où l'on utilise la force de l'adversaire en l'accompagnant plutôt qu'en la bloquant frontalement.
La sagesse consiste à comprendre la distinction et la clarté, tout en restant profondément ancré dans le mystère et l'indifférencié.
"Connaître le blanc" symbolise la lucidité intellectuelle et la reconnaissance sociale, des valeurs prisées dans nos sociétés modernes. Cependant, s'accrocher uniquement à cette lumière aveuglante nous coupe de nos racines profondes, le "noir", qui représente l'humilité, l'inconnu et le potentiel infini. En demeurant dans l'obscurité fertile tout en connaissant la lumière, on devient un modèle universel, car on ne rejette aucune part de la réalité, retournant ainsi au "Sans-Limite" (Wuji). C'est refuser de s'enfermer dans un rôle figé pour rester connecté à l'immensité de l'existence.
Imaginez un grand chef étoilé qui, malgré sa renommée mondiale, retourne chaque matin au marché choisir ses produits avec la simplicité d'un apprenti. Ou un philosophe célèbre qui admet publiquement l'étendue de son ignorance face aux mystères de l'univers, inspirant ainsi davantage que par ses certitudes.
L'état suprême de l'être est la simplicité originelle, le "P'ou", qui contient toutes les possibilités avant d'être sculpté par les attentes sociales.
La métaphore du "bois brut" désigne la nature humaine avant qu'elle ne soit taillée par l'éducation, les conventions ou l'ambition démesurée. Lorsque nous cherchons la gloire à tout prix, nous nous éloignons de cette intégrité pour devenir des "outils" spécialisés, utiles mais limités et fragmentés. Lao Tseu nous exhorte à préférer l'humilité pour préserver notre plénitude ; le "grand tailleur ne coupe pas" signifie que le véritable sage dirige sans morceler la réalité, respectant l'unité organique des êtres.
C'est comme un architecte qui conçoit un bâtiment en harmonie avec le paysage existant plutôt que de raser la colline pour imposer sa structure. Ou un parent qui encourage les talents naturels de son enfant sans projeter sur lui ses propres désirs de réussite académique.
Le Problème : Dans un environnement de travail sous haute pression, un directeur marketing sent qu'il doit constamment prouver son autorité. Il impose des délais stricts, surveille ses équipes de près et monopolise la parole, craignant que la bienveillance ne soit perçue comme de la faiblesse, ce qui étouffe la créativité et mène au burnout.
La Solution Taoïste : Il doit "connaître le masculin mais garder le féminin". Au lieu de micro-manager, il adopte une posture de "ravin", accueillant les idées sans jugement immédiat. Il respecte le droit à la déconnexion, comprenant que la créativité naît dans les moments de vide. En se mettant en retrait, il permet à l'intelligence collective d'émerger, renforçant son leadership par la douceur plutôt que par la force.
Le Problème : Lors d'un dîner entre amis, une discussion politique s'enflamme. Un convive brillant ressent le besoin impérieux d'avoir raison, de "connaître le blanc" et d'écraser les arguments adverses par sa rhétorique. Il cherche la victoire verbale, mais ne s'aperçoit pas qu'il humilie ses amis, brisant l'harmonie et transformant la convivialité en champ de bataille.
La Solution Taoïste : Le convive choisit de "connaître la gloire mais garder l'humilité". Il renonce à déployer tout son arsenal intellectuel et accepte de paraître moins brillant (garder le noir) pour préserver la relation. En écoutant vraiment et en refusant d'avoir le dernier mot, il préserve l'unité du groupe (le bois brut) et transforme le conflit en un échange respectueux et profond.
Le Problème : Un expert reconnu dans la haute couture se sent menacé par les nouvelles tendances numériques et le "streetwear". Il s'accroche à ses connaissances traditionnelles et à son statut, rejetant tout ce qui ne correspond pas à sa définition de l'élégance. En se figeant dans son rôle d'expert, il perd sa capacité d'innovation et devient amer.
La Solution Taoïste : Pour retrouver sa créativité, il doit "retourner à l'état de nourrisson". Il accepte de redevenir débutant, d'observer ces nouvelles tendances sans préjugés, avec curiosité. Il ne rejette pas son savoir technique, mais l'équilibre avec une ouverture totale. En acceptant de ne pas tout savoir, il retrouve la souplesse du "bois brut", capable de se réinventer et d'intégrer la modernité.