Le Tao Te King
高者抑之,下者舉之;
有餘者損之,不足者補之。
天之道,損有餘而補不足。
人之道則不然,損不足以奉有餘。
孰能有餘以奉天下?唯有道者。
是以聖人為而不恃,功成而不處,其不欲見賢。
La Voie du Ciel, n'est-elle pas semblable à la manière de bander un arc ?
Ce qui est élevé, elle l'abaisse ; ce qui est bas, elle l'élève.
Ce qui est en excès, elle le diminue ; ce qui est insuffisant, elle le complète.
La Voie du Ciel diminue ce qui est en excès et complète ce qui est insuffisant.
La voie des hommes n'est pas ainsi : elle ôte à celui qui manque pour servir celui qui possède en excès.
Qui peut offrir son excès pour servir le monde ? Seul celui qui possède le Tao.
C'est pourquoi le sage agit sans s'en prévaloir, accomplit sans s'y attacher, ne désirant point faire montre de sa valeur.
Le Ciel opère selon une logique d'équilibrage perpétuel, semblable à l'archer qui ajuste la tension de son arc. Cette métaphore révèle une loi fondamentale : la nature tend spontanément vers l'harmonie en redistribuant les énergies. Lorsqu'une montagne s'élève trop haut, l'érosion la rabote ; lorsqu'une vallée s'approfondit, les sédiments la comblent. Les saisons alternent entre excès et manque, créant un cycle fertile. L'eau s'écoule du haut vers le bas, cherchant toujours le niveau d'équilibre. Cette sagesse s'oppose à l'accumulation stérile : dans la nature, rien ne stagne indéfiniment. Comme le vin qui, trop concentré, perd sa subtilité, ou le fromage qui, trop affiné, devient âcre, l'excès détruit sa propre qualité. La beauté réside dans la juste mesure, cette proportion dorée que les Grecs nommaient metron et que le Tao reconnaît comme l'intelligence même du cosmos.
Lao Tseu dénonce ici une inversion tragique : l'humanité inverse le principe céleste en prenant aux pauvres pour enrichir les nantis. Cette critique résonne avec une acuité particulière dans nos sociétés contemporaines où les mécanismes économiques concentrent les richesses au sommet. Contrairement à la circulation naturelle qui irrigue l'ensemble du système, les structures humaines créent des barrages, des monopoles, des accumulations pathologiques. Pensons à la manière dont les impôts régressifs pèsent davantage sur les classes laborieuses, ou comment les paradis fiscaux drainent les ressources publiques. Cette logique rappelle Rousseau dénonçant l'origine de l'inégalité : « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire : Ceci est à moi. » L'ordre humain construit des pyramides inversées, instables par essence. Comme un jardin où toute l'eau serait détournée vers une seule plante, laissant les autres se dessécher, cette organisation contredit la sagesse vitale de la redistribution naturelle.
Le sage taoïste incarne la Voie céleste en agissant sans revendiquer le mérite de ses accomplissements. Cette posture n'est pas fausse modestie, mais reconnaissance profonde que toute action s'inscrit dans un flux plus vaste. Comme le vigneron qui ne prétend pas avoir créé le vin mais simplement accompagné la fermentation naturelle, le sage facilite sans s'approprier. Il offre son excès au monde non par sacrifice héroïque, mais par compréhension que la rétention crée la stagnation. L'eau stagnante croupit ; l'eau qui circule reste pure. Cette philosophie s'oppose radicalement à la culture contemporaine de la visibilité et du personal branding. Le sage ne cherche pas à « faire montre de sa valeur » car il sait que la véritable excellence se manifeste d'elle-même, comme le parfum d'une rose n'a nul besoin d'être proclamé. Son action ressemble à celle du chef qui, ayant créé un plat sublime, s'efface pour laisser les saveurs parler d'elles-mêmes.
Le Problème : Un chef d'entreprise constate que certains départements croulent sous les budgets et le personnel tandis que d'autres, essentiels mais moins visibles, manquent cruellement de moyens. Cette répartition inégale crée des tensions, de l'inefficacité et du ressentiment. Les équipes surchargées s'épuisent pendant que d'autres disposent de ressources inutilisées. Cette situation reflète la « voie humaine » dénoncée par Lao Tseu : on continue d'alimenter ce qui est déjà en excès.
La Solution Taoïste : Adopter la logique de l'arc tendu : observer où se trouvent les excès et les manques, puis redistribuer avec discernement. Transférer des ressources des départements suréquipés vers ceux en difficulté, non par idéologie égalitariste, mais par pragmatisme organique. Comme un jardinier qui taille les branches trop vigoureuses pour permettre aux plus faibles de recevoir la lumière, le dirigeant rééquilibre l'écosystème de son organisation. Cruciale est la discrétion : effectuer ces ajustements sans fanfare ni humiliation, permettant à chacun de conserver sa dignité. Le résultat : une organisation plus harmonieuse où l'énergie circule naturellement, créant une prospérité partagée plutôt qu'une opulence concentrée.
Le Problème : Une créatrice talentueuse se trouve piégée dans le cycle épuisant de l'autopromotion sur les réseaux sociaux. Elle passe plus de temps à documenter et vanter son travail qu'à créer véritablement. Cette obsession de « faire montre de sa valeur » pollue son processus créatif, transformant chaque œuvre en monnaie d'échange pour la reconnaissance. L'anxiété de la visibilité remplace la joie de la création. Elle incarne le sage qui « désire montrer sa valeur », perdant ainsi l'essence même de la sagesse.
La Solution Taoïste : Revenir au principe du sage qui « accomplit sans s'y attacher ». Créer pour le geste lui-même, non pour la récompense sociale. Établir des périodes de création silencieuse, déconnectée de toute validation externe. Laisser l'œuvre parler d'elle-même, comme le parfum d'un plat bien cuisiné attire naturellement les convives sans qu'on ait besoin de crier son excellence. Partager son travail avec simplicité, sans emphase ni fausse modestie. Cette approche libère une énergie créative authentique : l'artiste retrouve la fluidité du geste, la joie pure de l'expression. Paradoxalement, cette absence de calcul produit souvent une résonance plus profonde que toute stratégie marketing, car l'authenticité se perçoit intuitivement.
Le Problème : Un cadre parisien consacre soixante-dix heures hebdomadaires à son travail, négligeant santé, famille et vie intérieure. Sa carrière prospère tandis que son bien-être s'effondre : insomnie, tensions conjugales, perte de sens. Cette répartition déséquilibrée de son énergie vitale illustre parfaitement le principe de l'arc mal tendu : tout le poids sur un côté crée une tension insoutenable qui finira par rompre. Il prend à son insuffisance personnelle pour servir l'excès professionnel, inversant la logique naturelle.
La Solution Taoïste : Appliquer consciemment le principe céleste de rééquilibrage : « ce qui est en excès, le diminuer ; ce qui est insuffisant, le compléter ». Réduire délibérément les heures professionnelles pour nourrir les dimensions négligées de l'existence. Instaurer des rituels non négociables : déjeuners prolongés à la française, soirées familiales sacrées, moments de contemplation silencieuse. Reconnaître que la productivité authentique naît de l'équilibre, non de l'épuisement. Comme un violon dont les cordes trop tendues produisent un son strident, l'être humain surtendu perd sa capacité à créer une vie harmonieuse. En redistribuant son énergie selon la sagesse de l'arc bien ajusté, il découvre qu'une vie équilibrée génère paradoxalement plus d'efficacité et de créativité durables.